mercredi 26 décembre 2018

Quelle démocratie à l'ère des colères ?


Dans les futurs livres d’histoire, un chapitre intitulé « L’ère des colères » pourrait recouvrir la période inaugurée après la chute du bloc de l’est, poursuivie avec les printemps arabes, la montée de l’islamisme radical, l’avènement des populismes autoritaires,…et, en France, le mouvement des gilets jaunes. On y lira peut-être que cette colère des peuples contre leurs élites politiques, aura puisé son énergie motrice dans le ressentiment d’être ignoré, humilié, méprisé par « ceux d’en haut », qu’elle aura été boostée par les réseaux, puis, devenue hyperbolique, incontrôlable, qu’elle aura entraîné, en Amérique, en Europe et ailleurs, une dérive autoritaire de la démocratie.
S’interrogeant sur l’une des sources de cette colère des peuples, peut-être envisagera-t-on cette piste : la promesse néolibérale du bonheur pour tous par la consommation. Celle-ci avait permis d’obtenir le consentement le plus large au processus capitaliste de production et d’accumulation, et à une répartition inégale des richesses. Or cette promesse de croissance permanente a fondu comme la banquise par l’effet du dérèglement climatique. En effet, celui-ci impliquait des « efforts d’adaptation », mais sans remise en question du partage inégal des richesses, consenti à l’ère précédente, celle où l’on pouvait croire que l’enrichissement d’une minorité profiterait in fine au plus grand nombre. Il y aurait donc eu un désenchantement du monde néolibéral du chacun pour soi, une désillusion qui aura souterrainement alimenté la colère des oubliés de la croissance et du pillage des ressources naturelles.
Mais voici une question pour le présent : Qu’attendre de la démocratie à l’ère des colères ? Le régime qui semble le mieux lui correspondre est la démocrature populiste, la tyrannie majoritaire. Dans ce contexte, le référendum d’initiative populaire risque d’être un instrument de restriction des droits, des libertés et une arme contre certaines catégories boucs émissaires, s’il n’est pas accompagné d’un renforcement du véritable fond de la démocratie, la délibération,…et de certains garde-fous. Par exemple, vues ses conséquences, adopter une décision aussi importante que le Brexit avec une majorité étriquée de 51,9% des suffrages, ne semble pas conforme à l’idéal démocratique. Ainsi, le r.i.c. devrait être bordé de garde-fous qui empêchent son exploitation populiste : des conférences citoyennes de consensus largement médiatisées, un quorum des suffrages exprimés, et un seuil majoritaire adapté à l’enjeu – 60% aurait semblé raisonnable dans le cas du Brexit. En l’absence de ces garde-fous, le r.i.c. à l’ère des colères risque fort d’être une arme contre les libertés, les minorités,… et la démocratie elle-même.

jeudi 6 décembre 2018

Vivons-nous dans une cleptocratie ?


La crise des gilets jaunes est décidément un formidable révélateur de l’effritement du lien social et du divorce entre le peuple et l’Etat-providence qui apparaît de plus en plus comme un Etat-prédateur. En effet, elle met en évidence la dimension autoritaire et absolutiste de notre culture fiscale, sa part sombre complètement occultée par l’image d’Epinal d’un Etat protecteur et redistributeur. Toute la taxonomie fiscale va dans ce sens : fisc renvoie à confiscation, prélèvements et charges à des contraintes subies, impôt à imposer. Ainsi, il suffi de le prendre au mot pour comprendre que notre système fiscal relève d’une confiscation autoritaire directement héritée du régime monarchique dont, par bien des aspects, nous ne sommes jamais vraiment sortis.
L’article 20 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen stipule que Nulle contribution ne peut être établie que pour l’utilité générale. Tous les citoyens ont le droit de concourir à l’établissement des contributions, d’en surveiller l’emploi, et de s’en faire rendre compte. Qui oserait prétendre que notre système fiscal est décrit dans cet article ? La bureaucratie prélevant automatiquement sa part sur tous les revenus, les patrimoines, les biens et les services, la contribution « volontaire » de chaque citoyen est de fait une dette automatique et éternelle vis-à-vis de l’Etat. La justification de cette dette, admise comme un credo, est que l’Etat agit comme gardien du bien commun, et qu’il est donc légitimement autorisé à prélever la moitié du produit intérieur brut pour remplir ses missions d’ordre et de redistribution. Or les services publics sont délabrés, la redistribution est un cache misère, ainsi la machine fiscale opère en automate aveugle et sourd, l’Etat a délaisse son rôle de gardien du bien commun, et son surendettement pathologique, loin d’être le signe d’investissements bénéfiques, est plutôt la garantie d’une pérennisation de la mise sous tutelle des citoyens pour les siècles à venir.
Le droit de chaque citoyen à contribuer librement à l’utilité générale, et à surveiller le bon usage du budget, est une idée qui est restée lettre morte. La règle opérante s’énoncera plutôt ainsi : Tous les citoyens doivent se résigner à la captation automatique d’une partie de leurs revenus, au profit d’un système totalement opaque, dont les effets sur le bien commun sont extrêmement confus.

dimanche 18 novembre 2018

De quoi les gilets jaunes sont-ils le signe ?


Le mouvement des « gilets jaunes » est saturé de symboles, de dualités contradictoires, de clivages et de ruptures :
Le gilet jaune symbolise d’abord une contrainte réglementaire du code de la route dans une situation de danger. Ainsi ce choix emblématique renvoie immédiatement à la confrontation entre la sphère de la vie matérielle, la vulnérabilité du vivant, et la sphère de la rationalité administrative. Transposé dans le cas présent : un péril macrocosmique, le dérèglement climatique, et une réponse réglementaire.
Par ailleurs, au cœur du conflit, il y a l’essence c’est-à-dire l’essentiel, ce à quoi il ne faut pas toucher. En l’occurrence, il y a conflit entre deux valeurs cardinales : la préservation de la biosphère, ou celle de l’automobile, envisagée comme condition nécessaire de l’autonomie individuelle, la liberté de déplacement, mais aussi comme une servitude, sans alternative, du fait de l’éloignement entre les lieux de vie et les lieux de travail et d’approvisionnement.
            Le mouvement des gilets jaunes, c’est aussi et surtout deux logiques diamétralement opposées. D’une part, celle, technocratique, de la haute administration qui a intronisé M. Macron Monarque républicain, et qui tient de fait les rênes du pouvoir. C’est la froide rationalité calculatrice : un peu de taxes par ici, un petit chèque de compensation par là, un zeste de pédagogie pour faire avaler la pilule, et hop, le problème est réglé. D’autre part, celle, existentielle, de ceux qui rament pour joindre les deux bouts, qui subissent l’ubris fiscale des taxes qui s’accumulent, et qui ont l’impression de plus en plus tenace que l’effort fiscal, quelle qu’en soit la finalité, n’est pas équitablement réparti.
            Les gilets jaunes symbolisent enfin les clivages qui fissurent notre société : clivage entre Paris et la province, les zones rurales ou périurbaines et les grandes métropoles, les élites surdiplômées, compétitives, et les classes laborieuses exposées aux alea de la machine économique, les bobos parisiens et les ploucs, les Deschiens, juste bons pour être sondés en période électorale.
Il y a une longue histoire française de révoltes fiscales, qui, des jacqueries paysannes jusqu’à la Révolution française, ont ébranlé un pouvoir central perçu comme lointain, arbitraire, inique. Jeu de mot éclairant : les « Gilles et John ». Les Gilles, ce sont les niais de la comédie burlesque, les idiots du village gaulois, John c’est le roi polyglotte, high-tech, cosmopolite, urbain, émancipé de l’assignation à un territoire ou une identité. Les gilets jaunes sont le signe précurseur d’une défiance profonde vis-à-vis de la classe politique : M. Macron a été élu sur une base électorale de moins de 17% du corps politique, complétée par ceux qui ont voté contre Mme Lepen. « En même temps » un mouvement profond de rejet des élites politico-administratives en place a produit les Trump, Bolsonaro, Salvini et autre Orban. Le rejet du populisme nationaliste ou le rejet des élites mondialisées ? Rendez-vous dans trois ans pour cette gigantomachie politique.

samedi 6 octobre 2018

Faut-il défendre le libéralisme ?

« Libéralisme », peu de mots sont autant unanimement haïs aujourd’hui. Pour la gauche, libéralisme signifie capitalisme débridé ; pour la droite, libéralisme signifie relâchement des mœurs ; pour les populistes de tous bords, libéralisme signifie technocratie ; pour les républicains, libéralisme signifie tolérance du communautarisme ; pour les conservateurs, libéralisme signifie effondrement des valeurs ;… Qui ose d’ailleurs encore se réclamer de cette doctrine ? Même M. Macron, que l’on qualifie souvent de libéral, ne reprend jamais à son compte cette étiquette, et on le comprend, il chuterait immédiatement au fond des sondages. D'ailleurs on cherche en vain le terme « libéral » sur le site de en-marche.fr. Mais alors faut-il définitivement jeter le libéralisme aux poubelles de l’histoire, avec le fascisme ou le stalinisme ?
Or notre cadre politique de référence est la démocratie dite « libérale ». C'est-à-dire une conjonction tout à fait singulière dans l'histoire, qui associe le principe de souveraineté du peuple à un ensemble d'institutions « libérales » visant à garantir les libertés individuelles. Cette conjonction est d’autant plus fragile qu’elle ne va pas du tout de soi. En effet le principe de liberté individuelle n'est pas a priori contenu dans l’idée de souveraineté du peuple ; la démocratie a, pendant des siècles, été considérée comme le pire des régimes car elle signifiait le pouvoir de la foule, une tyrannie de la majorité. Ainsi le libéralisme tempère la démocratie en l’associant à un ensemble de principes et d’institutions, visant à limiter le pouvoir de l’Etat, et à donner aux individus un socle de protections leur permettant de vivre sans la crainte d’être opprimé pour leur religion, leur orientation sexuelle, leur propre doctrine morale ou politique.
Le libéralisme bien compris ne réclame donc pas le dépérissement de l’Etat, mais le renforcement de son rôle protecteur. Il s’oppose d’ailleurs aussi bien à l’Etat autoritaire, à l’emprise des Eglises, au capitalisme débridé ou au communautarisme. En effet la protection des libertés individuelles implique la limitation de l’emprise des communautés pour lesquelles le groupe prime sur l’individu, elle implique aussi une limitation stricte de l’intervention de l’Etat dans la sphère de la vie privée, enfin, elle impliquerait une protection contre les structures de pouvoir qui exercent une emprise et un conditionnement des individus : les groupes industriels et leur bras armé, la publicité. Il faut donc bien distinguer ce libéralisme politique bien compris de sa dérive économiste : le néolibéralisme ou l’ultra-libéralisme ; il faut aussi le distinguer de sa dérive technocratique qui confisque la démocratie au profit d’une petite élite d’experts.
Cette prise de conscience est urgente au moment où nous assistons, sidérés et impuissants, au détricotage du lien entre démocratie et libéralisme, en Russie, en Turquie, au Brésil, aux Etats-Unis, en Hongrie, en Pologne et à nos frontières en Italie. Il est urgent de défendre le principe libéral contre le retour de la face noire de la démocratie : la démocrature.


dimanche 19 août 2018

Qu'est-ce au fond l'amitié?


L’amitié c’est comme la vie, on sait très bien ce que c’est… tant qu’on n’y pense pas. Et comme la vie, on y pense surtout quand elle vacille, quand on ressent sa fragilité. Une mythologie de l’amitié, enkystée dans notre langage et nos représentations, lestent ce vocable de pathos, et l’enrobent d’un flou conceptuel. Or philosopher c’est créer des concepts, notamment pour lutter contre l’ensorcellement de notre esprit par certains mots, comme l’amitié. Qu’est-ce au fond l’amitié ?
Ce mot unique recouvre en fait – au moins - trois catégories bien distinctes que j’interprète ainsi : l’alliance, l’affinité et le contrat hédoniste.
L’alliance, c’est notre fond anthropologique d’animaux sociaux : le besoin de se lier à d’autres par des obligations réciproques de soutien et d’entraide, l’ami sur le mode de l’alliance c’est la famille élargie qui me soutient et me renforce.
L’affinité, c’est la tendance à aller vers mes semblables, ceux qui me ressemblent, partagent mes intérêts, mes croyances et mes désirs, l’affinité c’est les copains, ceux avec qui on partage les repas et les discussions, qui me donnent l’occasion de m’exprimer, d’être contredit, et me connaître moi-même par effet miroir.
Le contrat hédoniste, c’est l’attraction envers ceux avec qui je passe des bons moments, festifs et légers, le contrat hédoniste c’est les potes, ceux avec qui on boit des pots, ceux qui me réjouissent et me consolent du pathos existentiel.
L’amitié en mode mineur se limite à une ou deux de ces composantes, l’Amitié en mode majeur combine les trois dimensions, elle obéit à quelques invariants :
Des amis – famille élargie, copains, potes - on en a beaucoup, des Amis, on en a très peu. Il y a des amitiés de couple et des amitiés individuelles. L’Amitié en mode majeur ne concerne que les individus. Les Amis occupent notre esprit, il y a donc une forme de passion dans l’Amitié. De ce fait, seule l’absence de désir charnel distingue l’Amitié de l’amour. Par ailleurs, l’amitié sous ces diverses formes est nécessairement réciproque, ce qui n’est évidemment pas le cas de l’amour. Enfin il y a des chagrins d’Amitié, comme il y a des chagrins d’amour, par rupture des relations réciproques :
-       Rupture du contrat hédoniste : on n’éprouve plus ni l’envie ni le plaisir de la présence de l’ami.
-       Rupture de l’affinité : nos routes ont divergé, on a changé, on n’a plus les mêmes idées, les mêmes intérêts, le goût de s’enrichir de nos différences.
-       Rupture de l’alliance : il n’y a plus de bienveillance mutuelle, de loyauté, ou de confiance.
L’inimitié est une passion triste, aussi le sage la rejette et prend la rupture d’Amitié comme une occasion de régénération, de renouvellement.

jeudi 31 mai 2018

Est-ce qu'être français, ça se mérite ?



Mamoudou Gassama, voici quelqu’un qui a tout d’un héros de roman : jeune, migrant sans papier, arrivé en France après un long et périlleux périple, désintéressé et prêt à risquer sa vie pour sauver celle d’un enfant inconnu. Providence médiatique : un courageux témoin a filmé la scène digne d’un film d’action, plutôt que d’appeler les pompiers. Voilà le genre de fait divers qui génère une belle unanimité admirative, mais qui pose quand même question : est-ce qu’être français ça se mérite ?
Si la réponse est non, on dira qu’être français est une question purement administrative qui dépend de critères objectifs, et non d’un jugement moral. Pour les demandeurs qui n’ont pas le statut de réfugié – ce qui est le cas de M. Gassama – il faut notamment avoir une maîtrise suffisante de la langue française, et adhérer expressément aux « valeurs de la République ». Mais la valeur exemplaire et exceptionnelle de l’acte n’autorise-t-elle pas une dispense ?
Qui oserait le contester ? Si on accepte ce qui semble relever de l’évidence, il faut du même coup assumer la dimension morale de la nationalité française. Elle est d’ailleurs déjà implicitement présente à travers l’adhésion aux « valeurs de la République » qui conditionne la naturalisation. Mais si on peut devenir français au mérite, on ne voit pas pourquoi on ne pourrait pas déchoir de la nationalité au démérite. Ainsi ceux qui, par leur comportement, leurs actes ou leurs paroles publiques bafouent les valeurs communes minimales du pacte républicain – l’acceptation de la laïcité, l’égalité entre les hommes et les femmes, le refus de toute discrimination, notamment l’homophobie ou l’antisémitisme, devraient pouvoir être déchus de la nationalité s’ils sont binationaux, ou des avantages, droits, protections et aides que celle-ci procure. Cette déchéance pourrait être provisoire ou permanente selon les faits incriminés.
Voici un sujet hautement polémique et que l’on considère comme un marqueur du clivage droite-gauche, voire-même de la dichotomie entre le camp du bien et le fascisme. En période de montée en puissance du populisme nationaliste cette question sent le souffre, mais refuser de la poser et d’y réfléchir me semble la pire des solutions.