jeudi 26 octobre 2017

La délation est-elle devenue un impératif moral ?



L’époque est encore récente où la délation était considérée comme un vice, un signe de lâcheté, une manifestation des passions tristes les plus viles. Les temps changent : la voici promue au rang d’impératif moral, une opération de salubrité publique. « Dénonce ton porc » est en somme la version 2.0 de « Indignez-vous ». Quand certains s’émerveillent de cette libération de la parole, j’y vois deux signes très inquiétants.
-       Premier signe, celui de la mutation anthropologique en cours : l’humanité 2.0 des consommateurs connectés aux réseaux sociaux érode peu à peu les relations sociales obsolètes de l’humanité old style, où les conflits entre individus étaient arbitrés par la justice, d’autant plus lente que ralentie par un vieux machin, la présomption d’innocence. Dans l’humanité 2.0 il n’y a que du noir et du blanc, la dénonciation publique est l’arme des « gentils » contre les « méchants », ainsi les délatrices sont d’innocentes victimes mues par une saine indignation, les perverses, les menteuses, les calomnieuses n’existent pas ou sont quantité négligeable. Symétriquement, les dénoncés ont forcément quelque chose à se reprocher, car il n’y a pas de fumée sans feu ! Après tout si pour épingler les salauds – les porcs sont des animaux intelligents et déjà trop maltraités – il faut sacrifier quelques innocents, le jeu en vaut la chandelle, Dieu 2.0 reconnaîtra les siens ! L’horizon de cette humanité nouvelle ? Il est déjà partiellement atteint : l’évaluation généralisée de chacun par tous. L’enfer.
-       Deuxième signe, celui d’une dérive politique. L’appel à la délation comme devoir civique était jusqu’ici considéré comme caractéristique des régimes autoritaires, voire totalitaires. De ce point de vue, #denoncetonporc résonne avec deux autres ingrédients essentiels de cette dérive : la montée des populismes et l’effritement des libertés individuelles. Le premier dresse un peuple fantasmatique et anonyme contre des élites bien spécifiées et corrompues, le second sacrifie les droits individuels sur l’autel de la sécurité. Principe général des trois symptômes : le peuple est constitué de braves gens qui n’ont rien à craindre, ni du sacrifice de quelques libertés, ni d’un appel à la dénonciation publique.
Alors émerveillons-nous à notre tour, si l’émancipation du peuple et la libération des femmes passent par la délation, attendons joyeusement la création imminente d’un site dédié : delation.gouv.fr !

jeudi 12 octobre 2017

Faut-il être indépendant pour être autonome ?



Démocratie, droit des peuples, liberté, guerre civile…, la question de l'indépendance de la Catalogne nous interpelle, mais elle est embrouillée, me semble-t-il, par certaines confusions qui imposent d’abord une élucidation conceptuelle. L'indépendance est la sortie d'un état de subordination, de sujétion, de domination ou d'oppression. L'autonomie est la capacité de se donner ses propres lois, ses propres normes. Présentée ainsi, l'indépendance semble être une condition nécessaire de l'autonomie. Cependant il faut déjà être un certain degré d’autonomie pour réclamer son indépendance. Il y a donc une relation dialectique entre ces deux notions, compliquée par le fait qu’elles sont forcément relatives, l’interdépendance et l’hétéronomie constituant la condition nécessaire de toute chose.
Ceci étant posé, que penser de l’affaire catalane ? Le principe d’autodétermination est aujourd’hui reconnu par le droit international. Cependant son application s’avère extrêmement compliquée du fait que ce principe flou s'oppose à un autre grand principe, celui d'intégrité territoriale, et qu’il y a conflit entre les différentes interprétations du mot « peuple ». Ainsi il faut juger au cas par cas au regard d’exemples canoniques, en procédant d’abord par exclusion. La situation présente n'a rien à voir avec :
- l'affrontement entre la Catalogne républicaine et l'Espagne franquiste,
- la libération du joug d'un Etat colonisateur - comme l'Algérie -, ou oppresseur - comme l'Arménie,
- l’intégration forcée dans un Etat hétérogène né à la suite d’un conflit majeur comme l’ex-Yougoslavie,
- la sécession sur fond d’insurrection révolutionnaire, comme la Commune de Paris.

La Catalogne est une région riche qui jouit d'une autonomie très étendue, dans le cadre d'un Etat unifié depuis des siècles. Le fond de l’affaire apparaît donc selon moi comme un mélange d’égoïsme fiscal et de revendication identitaire nationaliste, dramatisé par la maladresse pathétique d’un gouvernement espagnol complètement dépassé par l’évènement. La seule issue satisfaisante ne peut être qu’un véritable processus démocratique, tant les 90% de « OUI » du référendum font plutôt craindre la menace d’une dictature nationaliste catalane.
L’autonomie est l’essence de la liberté, l’indépendance n’en est qu’une condition.