Comment peut-on oser
poser cette question au moment même où la laïcité semble être le dernier
rempart de la civilisation contre la barbarie ? A cause d’un
constat : la « laïcité » est un mot valise, un concept flou, qui
veut dire tout et son contraire - la tolérance aussi bien que l’intolérance –
et qui, au fil des glissements de sens, est devenue elle-même le signe
ostentatoire d’un régime de redressement moral.
« Laïc » était originellement un terme du lexique
ecclésiastique, distinguant au sein de l’Eglise la société chrétienne en charge
des affaires profanes, du clergé en charge des affaires sacrées. Après la Révolution
un premier glissement s’est produit : la « laïcité » désigne
dorénavant le principe de coexistence pacifique entre croyants et non-croyants,
catholiques et non-catholiques (juifs et protestants), qui a permis de fonder
la République française en terre catholique, tout en s’émancipant de la tutelle
de l’Eglise et en protégeant les minorités non-catholiques. On est ainsi passé
du « laïcat » intégré à
l’Eglise, séparant les mondes profane et le sacré, à la « laïcité », principe d’unité républicaine
séparant les sphères publique et privée.
Puis une nouvelle mutation apparaît : le « laïcisme ». Il ne s’agit plus de
protéger les minorités et garantir la neutralité religieuse de l’Etat, mais au
contraire d’appeler à l’ordre moral en stigmatisant la religion, très
minoritaire en France, d’un groupe confiné en bas de l’échelle sociale. Les
invocations bêlantes à la laïcité sont ainsi devenues le signe ostentatoire de
l’affrontement contre l’Islam, bouc émissaire de toutes les peurs, et
cache-misère de la faillite de l’Etat social. C’est ainsi qu’on a vu cette
chose inimaginable : un gouvernement appelant à manifester pour soutenir
le droit au blasphème, devenu quasiment un devoir vis-à-vis de l’Islam, faisant
passer au second plan l’assassinat de juifs en tant que juifs, qui même quand
on tue des enfants, n’a jamais eu l’« honneur » d’une telle
indignation collective.
L’esprit laïc implique l’esprit religieux comme son double
complémentaire, séparé ou opposé, et les curés laïcs n’ont rien à envier à
leurs homologues en matière de direction des esprits. Soyons comme Prévert intact de Dieu, et de la laïcité, ne
laissons pas ses émissaires, ses
commissaires, ses prêtres, ses directeurs de conscience, ses ingénieurs des
âmes, ses maîtres à penser dicter notre conduite. Il faudrait en finir avec
ce concept fourre-tout, totalement instrumentalisé de l’extrême droite à
l’extrême gauche, et réaffirmer simplement 1) le principe de neutralité
religieuse des institutions républicaines, 2) la liberté d’expression de la
religion et de ses critiques dans l’espace public, 3) la condamnation de tous
les fanatismes. Pour le reste, c’est à l’éducation de promouvoir la décence
ordinaire qui allie la tolérance de l’altérité, la discrétion dans la
manifestation d’une appartenance communautaire,… et l’idée que cracher sur la
religion des autres… ça ne se fait pas.