jeudi 28 mars 2013

Faut-il croire les sondages d'opinion ?



D’après l’institut IPSOS (cf. le lien ci-dessus), 70% des Français se sentent proches de l’idée selon laquelle « il y a trop d’étrangers en France » ; d’autres résultats du même sondage « mettent en évidence » une défiance générale envers les élites politiques (62%) et médiatiques (72%), l’idée que la religion musulmane n’est pas compatible avec « les valeurs de la société française » (74%), une méfiance envers les institutions européennes (65%), et une quasi-unanimité : 87% des Français sont d’accord avec l’idée selon laquelle « on a besoin d’un vrai chef en France pour remettre de l’ordre ». Ainsi tous les éléments psycho-sociaux de l’entre-deux-guerres, semblent à nouveau réunis, sur un fond de chômage de masse. Face à ces signaux alarmants, j’éprouve deux sentiments opposés :
-       D’abord une révolte de la raison critique contre la fabrique de l’opinion. Comme disait Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas » : les sondages sont des artefacts, mais surtout ils produisent des artefacts, des opinions qui n’existent pas forcément dans l’esprit des sondés tant qu’on ne leur a pas posé une question qu’ils ne se posaient peut-être pas, et à laquelle ils ont été sommés de répondre vite, intuitivement, sans pouvoir prendre le temps de la réflexion. Enfin la publicité du sondage renforce la puissance d’influence d’une idée vague qui n’était pas élaborée, un réflexe conditionné. On dit alors que « Les Français pensent que… », la prophétie devient auto-réalisatrice.
-       D’un autre côté, j’ai l’intuition qu’une certaine « vérité » se manifeste à travers ce sondage, il me semble qu’il saisit bien quelque chose de l’air du temps. Les ressemblances entre la période actuelle et les années trente doivent au moins nous faire réfléchir. Il y a manifestement aujourd’hui, comme hier, une généralisation du rejet des élites perçues comme corrompues et cosmopolites, une défiance grandissante envers la démocratie et les étrangers - dans ce scénario macabre, les musulmans occupent au fond aujourd’hui la place des juifs avant-guerre dans l’imaginaire psycho-social.
L’idéal des Lumières, celui d’une hospitalité universelle visant une paix perpétuelle, s’éloigne-t-il à nouveau ?

jeudi 14 mars 2013

L'entreprise est-elle une institution démocratique ?


Les citoyens helvétiques viennent de décider, par référendum, de limiter la sur-rémunération des PDG des entreprises suisses cotées en bourse. Et tout le monde d’applaudir cette magnifique avancée démocratique : faire de l’A.G. des actionnaires l’instance souveraine de l’entreprise ayant autorité sur son pouvoir exécutif, le conseil d’administration, n’est-ce pas transférer dans le domaine de l’entreprise la priorité du parlement sur le gouvernement ? Ainsi, l’’A.G. souveraine étant l’idéal-type de la démocratie directe, l’actionnaire devient donc, par la grâce d’un plébiscite référendaire, l’analogue du citoyen : l’entreprise enfin reconnue comme une institution démocratique !
Il manque juste un terme dans un schéma si harmonieux : les salarié(e)s de l’entreprise ! Exclus de la « citoyenneté d’entreprise », celle-ci s’apparente dès lors à celles de la démocratie athénienne ou de la démocratie censitaire : une partie du peuple est exclue de la représentation et de la délibération, les esclaves, les femmes, les métèques, les non-propriétaires, les indigents, les domestiques et… les salariés.

Mais, objectera-t-on, les actionnaires ne sont-ils pas les propriétaires objectifs de l’entreprise ? Au fond l’Etat n’« appartient »-il pas symboliquement au corps des citoyens ? L’analogie semble tellement limpide qu’elle s’impose à nous, mais elle masque le principe qui la sous-tend : l’argent prime absolument sur le travail. Autrement dit : 1) le seul apport qui légitime une contrepartie institutionnelle, est le numéraire, et non l’investissement du corps et de l’esprit, 2) la seule rationalité à même de « bien gouverner » l’entreprise est celle, instrumentale, du retour sur investissement sous forme de dividendes, à l’exclusion de celle, prudentielle, de ceux qui, ne faisant « que » travailler, ne sont pas censés avoir un avis raisonnable et pertinent sur le bien de « leur » entreprise. Les actionnaires des grandes sociétés suisses pourront donc continuer à récompenser grassement les dirigeants qui leur garantissent le meilleur retour sur investissement, au détriment de l’environnement, de la santé physique et mentale des salariés.
Mise en lumière du paradoxe de la démocratie : régime de l’égalité des citoyens, capable de légitimer les régimes qui la rejettent, la tyrannie ou l’oligarchie.